Avant de devenir parent, quand nous sommes encore dans la phase pleine de rêves, de fantasmes et de projection que constitue la grossesse, nous avons souvent une image plutôt précise de notre future vie de famille. De nos jours, la plupart des parents s’investissent physiquement et émotionnellement dans l’éducation de leurs enfants et ce dès les premières minutes d’existence de leur progéniture. Cet engagement s’accompagne souvent d’une réflexion en amont assez poussée des deux parents sur leurs principes d’éducation généraux : est-ce qu’ils font entièrement confiance au corps médical pour l’accouchement ou bien désirent-ils un accouchement aussi physiologique que possible et sont-ils prêts à se battre pour que leurs désirs soient pris en compte ? Est-ce que la future maman a prévu d’allaiter ? Si oui, sera-ce un allaitement exclusif ou mixte ? Quand a-t-elle prévu de retourner travailler ? Est-ce que le papa va prendre un congé prolongé pour la naissance ? Est-ce que les parents laisseront leur enfant pleurer tout seul pour lui apprendre à s’endormir ? Reproduiront-ils l’éducation qu’ils ont reçu de leurs parents, si tant est qu’elle soit la même, ou chercheront-ils, au contraire, à s’en différencier ? Toutes ces questions font généralement l’objet de réflexions plus ou moins marquées au sein du couple avant la naissance du premier enfant ou tout du moins au cours des premières semaines suivant celle-ci.
Pouvoir visualiser du mieux possible l’avenir incertain qui les attend permet aux futurs parents de se rassurer et de ne pas avoir à affronter un long voyage vers l’inconnu sans aucun bagage. C’est donc indéniablement une bonne chose. Ce beau projet ne se concrétisera toutefois certainement jamais et restera ce qu’il a toujours été : un simple prologue à une pièce si vaste et si incroyable, si fascinante, si démesurée qu’elle ne peut en aucun cas être résumée, mise en mots ou même effleurée en si peu de temps. Il n’est pas possible de comprendre dans sa chair ce que signifie être parent tant que l’on ne l’a pas vécu. On peut l’imaginer, conjecturer sur la question, se forger sa propre opinion, mais cela restera une opinion. Et les opinions sont faites pour être modifiées, épurées ou étayées.
Ce magnifique adage a bien des raisons d’être si populaire : « Avant d’être parent, j’avais des convictions. Aujourd’hui, j’ai des enfants. » Tous les jeunes parents passent à un moment donné par cette phase où ils doivent ajuster leurs théories éducatives, aussi argumentées et fondées soient-elles, à la réalité de la petite chose de 60 cm qui s’agite et s’égosille devant eux. Et la seule véritable manière de se préparer à ce saut dans le vide est de garder à l’esprit qu’aussi détaillée qu’ait été notre préparation, nous devrons faire preuve de créativité, de tolérance, d’empathie et surtout d’une énorme capacité d’adaptation aux imprévus. Et pas seulement les premiers temps : cette remise en question dont je vous parle sera là, en arrière-plan, attendant sagement son tour pour réapparaître régulièrement dans votre vie au gré de la croissance de vos enfants. Ce qui fonctionnait lorsque le grand avait deux ans sera totalement obsolète lorsqu’il en aura trois. Ce qui faisait des miracles avec l’aînée ne sera d’aucun secours avec le petit dernier. Ce qui vous paraissait évident il y a deux ans vous paraîtra soudain totalement saugrenu. La seule chose que vous devriez savoir en tant que jeunes parents, c’est que vous ne savez rien. Et que vous aurez vraisemblablement besoin de toute une vie pour en savoir un peu plus.
Mais ces remises en question seront peut-être plus profondes qu’il n’y paraît. Vos enfants seront en effet a priori, comme tous les enfants, des maîtres ès « Comment rendre maman dingue en 10 leçons ? » et « Comment faire sortir papa de ses gonds en 30 secondes ?». Toutes disciplines confondues, ils deviendront rapidement d’excellents révélateurs de problèmes personnels irrésolus chez leurs parents. Et vous allez devoir apprendre à gérer cela, du mieux que vous pourrez. Vous allez devoir accepter de répéter ces phrases abhorrées, entendues cent fois lorsque vous étiez enfant dans la bouche de vos parents et que vous vous étiez pourtant jurés de ne jamais prononcer ! Vous allez peut-être devoir vivre avec la culpabilité d’avoir tapé votre enfant, de lui avoir donné une fessée ou de l’avoir secoué un peu trop fort alors que vous vous étiez promis de ne jamais lever la main sur lui ! Vous allez devoir accueillir, reconnaître et écouter votre agacement, votre colère et votre rage lorsque celles-ci se présenteront à vous de manière inattendue et sans aucune invitation suite à une réaction jugée momentanée inappropriée de vos enfants. Car tous les parents passent par là à un moment ou à un autre. Ils ont tous de temps en temps des réactions inadaptées qu’ils ne maîtrisent pas et regrettent ensuite infiniment, conscients du caractère profondément exagéré de leur réponse quasi-automatique.
Il y aura des jours où tout dérapera. Des jours où vous verrez la catastrophe arriver de loin et des jours où vous ne comprendrez même pas ce qu’il a bien pu se passer pour que vous transformiez subitement en gorgone hystérique. Ces jours-là se reproduiront plus ou moins fréquemment en fonction de votre propre vécu, du travail que vous avez effectué sur celui-ci, de vos ressources intérieurs et de votre capacité à gérer les situations de stress, à remplir votre réservoir affectif et à prévenir les conflits. Mais ces jours-là feront partie de votre existence de parents. Aussi doués, aimants et patients que vous puissiez être, vous n’échapperez pas à la harpie diabolique et/ou au Belzébuth déchaîné occasionnels.
Autopsie d’un dérapage en règle
Il y aura aussi des jours où tout ira bien, où tout se déroulera selon le plan initial. Tous les membres de votre petite famille se réveilleront de bonne humeur, la vue du soleil brillant dans le ciel vous tirera un sourire éclatant lorsque vous ouvrirez les volets le matin, personne ne sera en retard pour s’habiller, prendre son petit-déjeuner ou mettre ses chaussures, aucun de vos enfants n’aura besoin de partir aux toilettes juste avant de monter dans la voiture, vous n’aurez aucune mauvaise surprise sur la route ou au travail, le repas sera sur la table à temps, parfaitement assaisonné, les enfants n’auront pas une tonne de devoirs, ils ne rechigneront pas à aller se laver les dents ou à aller se coucher à l’heure.
Mais soyons réalistes, ces jours sans anicroche de type famille Ricoré seront plutôt rares. Mêmes très rares. Vous devrez plus plausiblement vous débattre avec les difficultés classiques du quotidien, certes ordinaires mais finalement pas si anodines que cela. Des difficultés inhérentes à la fatigue, au stress, au manque de temps, à l’incompatibilité intrinsèque des desiderata de chacun. Et vous, parents, vous gérerez comme vous pourrez ces imprévus un à un, avec plus ou moins de patience et de réussite. Il est des jours où vous écouterez calmement la colère de la cadette, tout en nourrissant le petit dernier et en aidant tant bien que mal le grand à faire ses exercices de maths. Puis vous vous occuperez du dîner en planifiant mentalement la journée du lendemain. Enfin, vous aiderez les enfants à trouver une solution respectueuse et collégiale pour résoudre les problèmes cruciaux qui les divisent : à qui appartient le lego Harry Potter ? Qui a commencé à jouer avec la poupée ? Peut-on chanter à tue-tête quand son frère tente de lire dans la même pièce ?
Une fois, deux fois, trois fois, dix fois. Et puis, sans vraiment savoir pourquoi, alors que vous aviez parfaitement géré la situation jusque-là, tout dérapera. La tension accumulée vous envahira et vous ne contrôlerez plus rien. Vous vous mettrez à crier d’impuissance, d’épuisement, d’énervement. Pour que tout s’arrête. Pour qu’ils se taisent enfin. Pour qu’ils cessent d’être des enfants. D’être imprévisibles et exubérants. Pour qu’ils rentrent dans le moule, dans notre moule, dans le moule des adultes, si différents de celui des enfants. Vous aurez envie de tout envoyer valser, de partir en trek à Katmandou ou de vous retrouver les doigts de pieds en éventail sur une plage en Corse. Voir de vous cacher sous votre couette pendant trois semaines sous bouger. Tout plutôt que d’avoir encore une fois à gérer des crises, à entendre leurs cris et devoir faire passer leurs besoins avant les vôtres. Vous ressentirez une colère immense et incontrôlable contre ses enfants que vous aimions pourtant si fort quelques minutes auparavant. Vous pourrez momentanément même regretter de les avoir faits ou avoir envie de leur faire du mal.
Et c’est d’autant plus compliqué pour nous, les mères, que nous avons souvent une image de la maman idéale qui se doit d’être douce, patiente et tendre en toutes occasions. Une mère qui ne sort pas de ses gonds, qui ne se transforme pas en furie pour des raisons d’intendance ou de conflits de territoire, qui console, qui guide et qui remet fermement, mais affectueusement dans le droit chemin. Une mère qui s’occupe dignement de sa couvée, qui tient sa maison propre et rangée, tout en préparant de bons petits plats à sa famille.
Alors oui, la société a changé et ces valeurs ont évolué. Mais nous restons inconsciemment imprégnés de ces croyances. Notre mémoire collective nous incite à nous conformer à ces attentes irréalistes et lorsque nous dévions du chemin tracé, nous ressentons une forte culpabilité. Or la culpabilité est un sentiment positif tant qu’elle ne devient ni paralysante, ni destructrice. Nous flageller pour ne pas être parvenues à accompagner respectueusement les émotions de nos enfants ne nous aidera pas. Nous devons accepter l’imperfection en nous. Accepter que nous ne collons pas et que nous ne collerons jamais à ce modèle chimérique pour pouvoir avancer. Dans ce cas seulement nous serons capables de mettre en place des soutiens efficaces pour notre parentalité. Car c’est en acceptant d’être un parent imparfait que nous deviendrons paradoxalement de meilleurs parents.
Être bienveillant avec soi-même, avec ses faiblesses, ses échecs, ses différences est le premier pas vers la transition. Nous sommes tous des parents qui dérapent de temps en temps mais font de leur mieux et ne renoncent pas à s’améliorer. Ou nous le serons tous. Personne n’est à l’abri d’une défaillance. Accepter cette situation, ne pas en avoir peur et développer les ressources pour l’affronter au mieux: voilà notre rôle de parent.
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